La légende de Nahor
À Nahor, non loin de la forêt bretonne de Quénécan, le marquis Savignan de Cadoret veillait sur ses sujets depuis sa citadelle qui surplombait le village.
— Ça y est, Sanya a mis bas ! annonça Arnaude, l’une des domestiques du château, en pénétrant dans la pièce où s’affairaient Servaise, la cuisinière, et trois commis.
— C’est une portée de combien ? s’informa l’un d’eux.
— Un seul. Mais il est bizarre ; il a les yeux rouges et son pelage est déjà noir et abondant.
À l’ouïe de cette description, Servaise, sexagénaire à l’embonpoint prononcé, sourcilla. Elle tourna son visage rougeaud vers la chambrière, trentenaire menue.
— Que racontes-tu là ? C’est impossible ! Le maître a tué le chapalu il y a deux mois.
Le chapalu était un chat éléphantesque aux yeux rouges, à la nature démoniaque. Un monstre sans cesse affamé, qui s’abreuvait de sang, se nourrissait de chair humaine. Il semait la terreur et la désolation dans la région.
À peine les mots avaient-ils franchi les lèvres de la cuisinière qu’une épouvantable pensée traversa son esprit.
— Saprelotte ! s’écria-t-elle. Sanya devait juste avoir commencé sa gestation. Elle s’était accouplée avec ce monstre de chapalu !
Servaise s’essuya les mains sur son tablier, à l’origine blanc, taché de graisse, jus de viande, ou autres salissures.
— Vite, il faut noyer le chaton ! Venez avec moi, les garçons ! Toi, Arnaude, surveille ma daube.
Les commis suivirent la cuisinière dans la grange. Las, lorsqu’ils arrivèrent, Sanya était morte et son petit avait disparu. Ils le cherchèrent partout. En vain.
— Aidez-moi à enterrer cette maudite chatte.
Les jeunes hommes obéirent.
— Pas un mot à quiconque ! ordonna Servaise. Nous dirons qu’ils sont morts tous les deux.
***
Dix-huit mois s’étaient écoulés lorsque, une nuit, Servaise s’éveilla en sursaut. Deux yeux rouges la fixaient. Elle voulut crier ; aucun son ne sortit de sa bouche. Paniquée, elle vit s’approcher un chat mastodontesque.
« Le chapalu », songea la cuisinière au moment où il se jeta sur elle.
Elle sentit ses dents se planter dans son cou, sa gueule aspirer son sang, puis elle perdit connaissance. Il déchira la peau flétrie par l’âge. Dévora férocement la pauvre femme. De sa langue râpeuse, se pourlécha le museau avec une délectation sadique.
Il quitta ensuite la chambre, à la recherche d’une autre proie. Par malchance pour lui, Bellicende – la fille du château – passait près du quartier des domestiques. Après une balade nocturne avec Alguéric de Jorsec, elle venait de raccompagner celui-ci à la grille. Le baron et la jeune châtelaine étaient fiancés depuis six mois. Quand Bellicende aperçut l’animal, elle hurla à pleins poumons. Il s’enfuit aussitôt.
Les cris de la brune damoiselle alertèrent le marquis. Il descendit quatre à quatre le grand escalier de marbre. À l’instant où il parvenait au bas des marches, sa fille poussait l’imposante porte d’entrée.
— Que se passe-t-il ? s’inquiéta son père.
— Je viens de voir le chapalu.
— Impossible, je l’ai tué.
— Je vous assure que c’était lui. Il sortait du secteur des domestiques.
Dans cette famille, comme dans nombre d’autres de la noblesse, parents et enfants se vouvoyaient.
— Montez dans votre chambre, enfermez-vous à clé ; je vais aller voir.
— Soyez prudent, Père !
Avant de sortir, Savignan s’équipa de la couleuvrine (1) avec laquelle il avait occis le chapalu vingt mois auparavant. Avec prudence, il prit la direction des appartements de la domesticité. La porte de la chambre de Servaise était ouverte ; il avança avec davantage de précaution, pénétra à l’intérieur. À la vue du carnage, son sang se glaça d’effroi. De Cadoret s’approcha des restes de la cuisinière. Il reconnut les marques du chapalu.
« Pourtant, je l’ai tué ! »
Sans se soucier de l’heure, il orienta ses pas vers la chambre de Valaire, le majordome. Frappa plusieurs coups. La porte s’entrebâilla sur un quinquagénaire ensommeillé, en chemise et coiffe de nuit.
— Monsieur le marquis ? s’étonna-t-il en ôtant à la hâte son bonnet.
Le châtelain expliqua la raison de sa venue. Les yeux du domestique s’agrandirent d’horreur.
— Avez-vous entendu quelque chose ? s’enquit de Cadoret.
— Rien du tout.
Tout à coup, une porte voisine s’ouvrit. Arnaude apparut sur le seuil, en robe de chambre.
— J’ai entendu votre conversation, déclara-t-elle après avoir effectué une révérence. Je pense savoir qui est cette bête.
Le marquis l’invita à poursuivre. Elle relata la naissance de Charo – nom que Servaise et elle utilisaient quand, parfois, elles parlaient du petit de Sanya. En effet, malgré son injonction auprès des commis, la cuisinière n’avait pu s’empêcher de révéler à la chambrière la disparition du chaton.
— Je vous remercie, Arnaude. Retournez vous coucher, tous les deux. Demain, j’ordonnerai la mort de toutes les chattes de la région. Ce monstre du diable ne doit pas se reproduire. J’ordonnerai également celle de tous les chats noirs nés depuis deux ans. Je ne veux prendre aucun risque. De surcroît, je réunirai mes chevaliers et nous irons chasser ce Charo.
***
Le lendemain, cinq villageois manquaient à l’appel. Atrocement tués par le chapalu. Ce qui accentua la fureur du marquis.
L’extermination commença. Chatons noirs et chattes furent brûlés en place publique. Certains habitants tentèrent de dissimuler ceux qu’ils possédaient. De Cadoret les menaça du bûcher ; à contrecœur, ils sacrifièrent leur animal.
La décimation terminée, revêtus de leurs harnois (2), le marquis et ses chevaliers écumèrent la région, à la recherche de la créature du diable. Contrairement à une idée reçue, l’armure ne les empêchait pas de courir, de monter à cheval, de se relever s’ils tombaient. Seul inconvénient : le heaume réduisait leur champ de vision ainsi que leur respiration. Cependant, mieux valait être bien protégé contre le chapalu. Ils étaient également bien équipés : couleuvrines, armes blanches, de jet, de cavalerie. Bellicende, en dépit de l’opposition de Philémonde – sa mère – et de Savignan, se joignit à eux. Elle ne pardonnait pas au chapalu d’avoir dévoré Servaise, pour laquelle elle éprouvait une grande affection. Afin de veiller sur sa fiancée, Alguéric accompagna la cohorte. Ils emportèrent quelques vivres au cas où ils devraient bivouaquer.
Le soir venu, n’ayant toujours pas croisé la bête féroce, ils installèrent un camp de fortune. Tandis que les hommes se sustentaient, Bellicende s’éloigna, dans l’intention de s’offrir une rapide ablution dans la rivière. À peine avait-elle ôté son heaume qu’elle sentit un poids sur ses épaules, des dents se planter dans son cou. Elle hurla de tout son souffle.
Saisis par l’inquiétude, le marquis et son futur gendre déboulèrent, suivis des chevaliers. À la vue de Charo, Alguéric n’hésita pas ; il se rua sur lui, réussit à le blesser avec sa dague. L’animal lâcha sa proie, qui en profita pour se réfugier dans les bras de son père. Le bataillon fit usage de ses armes ; le monstre n’en réchappa pas. Par sécurité, les hommes vérifièrent qu’il avait bien trépassé en le piquant, à divers endroits, au moyen de leurs lances, épées, ou autres instruments à bout pointu.
Ils renoncèrent à passer la nuit en plein air. Après avoir coupé une énorme et solide branche, suspendu Charo par les pattes, ils reprirent le chemin de Nahor. De Cadoret ordonna d’allumer un grand feu sur la place. Telle la bête maléfique qu’elle était, la créature du diable fut brûlée à la vue de tous.
On ne revit plus de chapalu dans la région.
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(1) Canon à main
(2) Armure du chevalier par excellence
Tous droits d’auteur réservés
©Jocelyne B.
24 novembre 2023
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Source illustration :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Chapalu#/media/Fichier:Chapalu_Midjourney.png
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Légende inspirée par la créature Le Chapalu
(Issu des croyances celtiques, le Chapalu est un chat aux yeux rouges, de nature démoniaque, présenté comme un monstre sans cesse affamé et qui s’abreuve de sang. Féroce, il attaque les humains.)
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