La légende de Maviolas
Les habitants de Maviolas, petit village de Hongrie situé près de la rivière Tisza, coulaient des jours heureux lorsqu’une nouvelle arrivante emménagea à l’orée de la forêt. Elle prit ses quartiers dans une maison que personne ne voulait louer tellement elle était en mauvais état.
En voisins accueillants – mais surtout très curieux –, les Maviolassiens toquèrent à sa porte, chargés de cadeaux de bienvenue. Était-elle absente ? Toujours est-il qu’elle n’ouvrit pas. Ils déposèrent leurs présents sur le seuil en bois avant de repartir, dépités.
Dévorés par l’envie de découvrir la résidente fraîchement installée, Oleg et Konstantin, deux garnements de treize ans, se dissimulèrent derrière un chêne centenaire. Ils virent bientôt s’entrebâiller le battant. Une tête apparut. Avec appréhension, elle inspecta les alentours. Ne décela pas âme qui vive. Elle ouvrit plus grand la porte. À cet instant, les garçons aperçurent une vielle femme maigre, vêtue de guenilles noires, se pencher et ramasser les offrandes des villageois. Alors qu’elle se redressait puis examinait de nouveau les environs, la vue de son visage frappa les apprentis espions : peau ridée, un seul œil au milieu du front.
— Un cyclope ! s’esclaffa doucement Oleg, la main devant sa bouche.
— Imbécile ! Les cyclopes sont des hommes ! C’est même des géants !
La voix de Konstantin qui, par mégarde, s’était exprimé trop fort, atteignit les oreilles de l’octogénaire.
— Qui est là ? hurla-t-elle.
Curieux, mais peu valeureux, les gamins détalèrent à travers la forêt. La vieille femme marmonna quelques mots en les regardant s’enfuir. Puis elle s’enferma chez elle.
Les deux copains parvinrent à l’entrée du village hors d’haleine. Ils s’arrêtèrent un instant.
— Vous êtes bien essoufflés ! s’étonna Novak, un adolescent de seize ans qui passait par là, connu pour ses menus larcins.
— On… On a vu… On a vu la femme…, expliqua Konstantin, la respiration hachée.
— Quelle femme ?
— Celle qui… Celle qui habite… Celle qui habite dans la forêt.
— C’est un cyclope, confia Oleg à voix basse.
Novak lui rit au nez.
— Crétin ! Les cyclopes sont des hommes ! Mais si elle n’a qu’un œil, ça ne peut être qu’un likho.
Les yeux de ses interlocuteurs s’arrondirent de façon démesurée.
— Un quoi ? s’écrièrent-ils en chœur.
— Un likho. Elle est comment cette femme ?
Les froussards la décrivirent avec autant de précision que possible.
— Une vieille peau avec un seul œil ? C’est bien un likho, confirma Novak. À votre place, je me méfierais ; ces créatures n’aiment pas être dérangées. Si vous l’avez fait, elle vous a sûrement jeté un sort.
Puis il s’éloigna, hilare. Les mômichons se considérèrent d’un air peu rassuré.
— Tu crois qu’il dit vrai ? s’effraya Oleg.
— Mais non, c’est une blague ! Il blague tout le temps !
Malgré sa réplique optimiste, Konstantin n’en menait pas large.
Les amis se remirent en route. Quelques mètres plus loin, une carriole, tirée par deux chevaux fous, les percuta. Le conducteur ne put empêcher les canassons de piétiner les enfants.
***
Intrigué par les propos des deux copains, Novak se dirigea vers la forêt. Parvenu près de la maison du likho, il attendit. Il avait entendu parler de ce type de créatures sans jamais en avoir vu. C’était l’occasion. Il pourrait ainsi se vanter auprès de ses frères aînés.
La locataire des lieux ne se montrant pas, Novak avisa quelques cailloux sur le chemin, les ramassa, puis avança vers la bicoque. D’un geste adroit, il en lança un contre la porte. Celle-ci s’ouvrit instantanément sur une vieille femme en furie.
— Fous le camp, blanc-bec ! intima-t-elle.
« Ces crétins ne m’ont pas menti ! » songea Novak à sa vue.
Il la contempla d’un air insolent, un sourire moqueur au coin des lèvres.
— La forêt est à tout le monde !
— Je t’ai dit de foutre le camp !
— Vous me faites pas peur, vieille sorcière !
— Tant pis pour toi !
L’octogénaire marmonna alors des paroles que Novak ne comprit pas.
— C’est vrai que vous jetez des sorts, m’dame Nakunœil ?
Fier du sobriquet dont il l’affubla, l’adolescent pouffa de rire. Il fut alors pris de violentes quintes de toux. Peina à respirer. Convulsa. Puis s’écroula. En une poignée de secondes, il rendit son dernier souffle. Réalisa-t-il que la fable colportée par ses frères se révélait authentique ? La légende ne le dit pas.
Le likho creusa un trou aussi profond que possible et enterra le jeune audacieux.
***
Les commerçants de Maviolas s’étonnèrent de ne pas voir la nouvelle venue s’approvisionner chez eux. De quoi vivait-elle ? Se nourrissait-elle des fruits de la nature ?
Krisztián Fodor, l’épicier, décida de lui rendre visite. Mais quand il se présenta à sa porte, les bras chargés de victuailles, personne n’ouvrit. Il attendit un instant. En vain. Il se déchargea donc des sacs de provisions qu’il posa sur le seuil.
Il s’apprêtait à repartir quand la vieille femme, courbée sur sa canne, apparut dans son champ de vision. Sans doute revenait-elle d’une promenade en forêt.
— Bonjour, madame, salua-t-il de loin.
Elle se redressa légèrement, releva la tête. Il découvrit son visage.
« Pauvre femme ! » plaignit-il en son for intérieur.
Il avança vers elle, la mine avenante. Elle le dévisagea d’un air méfiant.
— Que me voulez-vous ? demanda-t-elle, le ton cassant.
— Je suis venu prendre de vos nouvelles et vous apporter un peu de nourriture.
Les lèvres du likho s’étirèrent en un sourire ému. Jamais personne ne s’était montré aussi gentil à son égard. L’octogénaire lâcha un merci à peine distinct. Krisztián déclina son identité.
— Elisheva Szatmári, énonça-t-elle en retour. Mais je n’ai pas d’argent pour vous régler ce que vous m’avez apporté.
— Je n’avais pas l’intention de vous demander quoi que ce soit. Je vous offre cette nourriture de bon cœur. Et, à partir d’aujourd’hui, je vous en apporterai une fois par semaine.
Derechef, le sourire ébauché par Elisheva révéla son émotion.
— Voulez-vous que je vous aide à ranger vos provisions ? proposa Krisztián.
— Je vous remercie, mais ce n’est pas utile.
— Bien. Dans ce cas, je vous laisse. Au revoir, madame ! À la semaine prochaine !
Le likho le suivit des yeux sans marmonner le moindre mot. Cet homme méritait d’être épargné.
À son retour à l’épicerie, Fodor raconta à son épouse sa rencontre avec Elisheva en lui arrachant la promesse de ne rien révéler à leurs voisins. Hélas, Teodora ne sut pas tenir sa langue ! Quand les riverains apprirent l’infirmité de madame Szatmári, chacun souhaita vérifier.
Enfants, femmes, hommes, tous cherchèrent à croiser son chemin, soit près de sa maison, soit dans les sentiers forestiers. Mal leur en prit ! Elle jeta un sort à chaque curieux. Ils moururent dans des souffrances plus ou moins douloureuses, selon le bon vouloir d’Elisheva.
Il ne resta bientôt plus à Maviolas que le likho et Krisztián. L’épicier prit soin de la vieille femme, la considérant comme sa grand-mère. Elle ne jeta plus de sort et finit paisiblement ses jours auprès de la seule personne qui s’était montrée charitable envers elle.
Tous droits d’auteur réservés
©Jocelyne B.
31 octobre 2023
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Source d'illustration :
https://www.deviantart.com/mli13/art/Faerie-Mysteries-Likho-440472800
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Légende inspirée par le likho (dans la mythologie slave, le likho est une créature ressemblant à une vieille femme nantie d’un œil unique ; elle est une personnification de la malchance et/ou du mauvais sort.)
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