La légende de Cékova
Au cœur de Cékova, près des rives de la Maritza, un chêne prospérait depuis trois siècles. Il était non seulement l’âme du village bulgare mais aussi le refuge des oiseaux, écureuils, ou autres animaux.
Une maison en structure de bois abritait Vladislas et Daria Obowski. À l’intérieur, comme à l’extérieur, la simplicité dominait. Peu fortuné, le couple se contentait de ce qu’il possédait.
À quelques mètres résidaient les Janev – Pavel et Valeska. Plus favorisés que leurs voisins, ils vivaient dans une riche demeure aux murs bleu azurescent (1), ceinte d’une muraille de pierre de même coloris.
Un peu plus loin, Radoslav Hitrov et Iskren Filatov, amis de longue date, partageaient un pavillon à ossature métallique.
Ces six personnes étaient les seuls habitants du village. Malgré leurs différences sociales, tous s’entendaient à merveille, vivaient de façon pacifique. L’usure du temps marquait les maisons inoccupées. Murs fissurés ou à demi effondrés, végétation sauvage dans les cours intérieures.
Un jour d’été, alors qu’il se reposait à l’ombre du chêne après une matinée de labeur, Vladislas Obowski entendit un chant au timbre pur. En général, il savait distinguer les diverses vocalises des oiseaux. Mais celle-ci lui était inconnue. La musicalité ne se révélait pas uniquement mélodieuse ; elle s’avérait ensorcelante. Il leva les yeux. Quel ne fut pas son éblouissement d’entrevoir, entre deux branches, le magnifique visage d’une femme aux longs cheveux noir corbeau. Deux prunelles perçantes, d’un bleu intense, fixaient Obowski.
— Qui es-tu ? D’où viens-tu ? demanda-t-il.
— Je m’appelle Eulia. J’ai entrepris un voyage à travers le pays, à la recherche d’hommes sympathiques.
Vladislas bomba le torse.
— Tu ne pouvais pas mieux tomber ; je suis très sympathique.
— N’es-tu pas un peu présomptueux ?
— Faisons plus ample connaissance et tu verras que je dis vrai.
Le regard critique, Eulia étudia Obowski : ni brun ni blond, yeux marron. Malgré une forte carrure, son visage présentait des traits fins, empreints de bonté.
— D’accord, consentit-elle après un bref silence. Suis-moi.
Sous les yeux ébahis de Vladislas, elle déploya des ailes majestueuses puis prit son envol. Obowski découvrit alors une créature hybride : tête et buste de femme sur un corps d’aigle. Il demeura un instant interdit, ne sachant quelle attitude adopter. Eulia ramagea aussitôt sa mélodie au pouvoir ensorcelant. Sans plus de résistance, Vladislas marcha dans son sillage.
La femme-oiseau se disposait à stopper son vol dans le jardin d’une maison abandonnée quand une apostrophe l’apeura.
— Hé Vladi ! Où cours-tu si vite ?
Sur les traces de son suiveur, elle aperçut un homme rondouillard, les joues rubicondes. Elle s’éloigna à tire-d’aile, sous le regard rembruni de Vladislas. Ce dernier s’immobilisa avant de se retourner vers Pavel Janev, dont il avait reconnu la puissante voix.
— Je rentre chez moi, répondit-il.
Un rire gras retentit.
— Tu t’es trompé de chemin, se moqua Pavel. Ici, tu es dans le quartier délabré.
La mine égarée, Vladislas sembla sortir d’un rêve.
— Qu’est-ce que je fous là ? se demanda-t-il à voix haute.
— Comment veux-tu que je le sache !
Obowski fouilla dans sa mémoire.
— Je me reposais à l’ombre du chêne ; c’est tout ce dont je me souviens.
Il paraissait tellement perdu que Pavel eut pitié de lui.
— Allez, viens, je te ramène chez toi ! proposa-t-il en enveloppant d’un bras amical l’épaule de son voisin.
De retour chez lui, Vladislas tenta de rassembler ses souvenirs. En vain. De toute façon, il aurait beau se triturer le cerveau, il ne se rappellerait pas. Eulia avait effacé de sa mémoire tout ce qui la concernait.
***
Dans le courant de la nuit, un rêve étrange perturba le sommeil de Pavel. Du moins crut-il à un songe. Une femme-aigle pénétra dans sa chambre – en raison de ses ronflements, Janev ne partageait pas le lit de son épouse. Elle fredonna un air à la tonalité non seulement agréable mais ensorcelante. Un sourire comblé s’afficha sur les lèvres du dormeur. Puis, tout à coup, il grimaça de douleur. Les serres de la créature entouraient étroitement sa gorge en la pressant avec force. Eulia n’avait pas apprécié l’intervention de Pavel quelques heures plus tôt.
Au matin, Valeska découvrit son mari, le cou lacéré. Une mort qui ne trouva aucune explication plausible.
Pavel fut enterré dans le cimetière de Cékova. Trois jours plus tard, Radoslav Hitrov élisait domicile dans la riche demeure des Janev. Il n’eut cependant guère le temps de profiter de sa nouvelle vie ; la même mésaventure l’envoya ad patres.
Privé de son mari et de son amant, Valeska quitta le village pour Plovdiv (2). Auparavant, elle céda gratuitement sa maison à Iskren Filatov.
***
Vladislas entretenait les tombes de ses voisins décédés dans d’atroces, et inexplicables, circonstances quand il entendit le chant maléfique, par ailleurs ensorcelant. Il tourna la tête. À la vue de la femme-oiseau, ses souvenirs affluèrent ; Eulia venait de lui rendre sa mémoire.
— Je suis ravi de te revoir, sourit-il. Où étais-tu pendant tout ce temps ?
— J’avais à faire dans un autre village. Je suis revenue pour toi.
L’étonnement filtra sur le visage de Vladislas.
— Pour moi ?
— Ne m’as-tu pas affirmé que tu es un homme sympathique ?
— Je l’ai affirmé, en effet, et je le réaffirme.
— Il me faut vérifier.
Eulia avança en voletant, un sourire suggestif aux lèvres. Lorsqu’elle fut à la hauteur d’Obowski, elle libéra quelques notes envoûtantes. Puis elle approcha son visage de celui de Vladislas, posa sa bouche sur la sienne. Sous l’emprise du chant ensorcelant, il répondit avec fièvre à ce baiser.
— Alors, suis-je sympathique ? s’enquit-il dès leurs lèvres désunies.
— Très ! Tu ne m’as pas menti. Mais, en m’embrassant, tu as trompé ton épouse. Et ça, ce n’est pas bien. Pas bien du tout !
Sur ces mots, Eulia vola au-dessus de Vladislas. Enserra son cou. Il trépassa dans d’horribles douleurs.
« Allons maintenant faire connaissance avec Iskren Filatov », songea la femme-oiseau, un rictus maléfique au coin des lèvres.
***
Depuis son emménagement dans l’ex-demeure des Janev, Iskren avait transformé l’une des pièces en atelier de peinture. Un passe-temps qui le délassait au terme de laborieuses journées de travail. Après une série Animaux aquatiques, il se lançait dans une série Volatiles divers.
Tandis que Filatov maniait son pinceau, Eulia l’épiait derrière la fenêtre. À la vue du rapace qui prenait forme sur la toile, elle éprouva une légère fierté. Certes, ce n’était pas tout à fait elle que représentait l’aigle du tableau ; il s’agissait néanmoins d’une partie d’elle. Le peintre méritait peut-être sa magnanimité.
Elle abandonna son poste d’observation, se dirigea vers la porte d’entrée. Par chance, celle-ci était entrouverte. En silence, Eulia pénétra dans la maison, mit le cap sur l’atelier, s’introduisit à l’intérieur. Un chant aussi mélodieux qu’ensorcelant s’éleva bientôt dans la pièce. Subjugué par la merveilleuse voix, autant que surpris par l’irruption, Iskren échappa palette et pinceau. Il opéra un demi-tour et resta bouche bée devant la femme-aigle. Jamais visage ne lui avait paru si parfait, si magnifique.
« Elle ferait un très beau modèle », songea-t-il.
Étrangement, il ne semblait pas perturbé par son corps. Durant un long moment, aucun des deux ne prononça un mot. Les prunelles smaragdines (3) d’Iskren ne quittaient pas le regard cérulescent (4) d’Eulia. Puis Filatov rompit le silence.
— Accepterais-tu de poser pour moi ? demanda-t-il, l’œil brillant.
La question prit Eulia de court. Personne ne lui avait fait une telle proposition auparavant. Cet homme serait-il différent des autres ? Elle s’apprêtait à répondre lorsque des cris de panique retentirent dans la maison.
— Iskren, Iskren ! Vladi est mort !
Eulia jeta un regard apeuré autour d’elle. Avisa un paravent en bambou. En un déploiement d’ailes, elle se dissimula derrière. Il était temps. Daria Obowski déboulait dans la pièce.
— Iskren, oh c’est affreux, Vladi est mort ! larmoya-t-elle en se jetant dans les bras de son voisin.
Hoquetant de chagrin, elle expliqua avoir trouvé son mari dans le cimetière, le cou supplicié.
— Pavel, Radoslav, et maintenant Vladislas ! s’indigna-t-elle en sanglotant. Qui peut bien faire ça ?
Une révélation fulgurante traversa l’esprit de Filatov. Toutefois, désireux de protéger Eulia, il ne la partagea pas avec sa voisine.
À cet instant, un chant langoureux frappa l’ouïe de Daria. Elle orienta son regard dans sa direction. Elle aperçut un superbe visage qui contemplait amoureusement Iskren.
— Oh, je suis désolée ! s’excusa-t-elle en reportant ses yeux sur ce dernier. Je ne savais pas que tu étais occupé.
La mine confuse, elle s’esquiva. Iskren n’esquissa pas un geste pour la retenir.
Eulia sortit de sa cachette, le fixa intensément. Aussitôt, le souvenir de la scène s’effaça de la mémoire de Filatov.
— J’accepte de poser pour toi, annonça la femme-aigle avec un sourire frivole.
Elle adopta une attitude immobile, le regard coquin, la bouche mutine. Séance tenante, le peintre ôta du chevalet le tableau en cours, le remplaça par une toile immaculée. Sur une palette vierge, il déposa plusieurs tas de couleurs puis commença son œuvre.
En début de soirée, Eulia s’absenta, au grand dam d’Iskren. Elle promit de revenir le lendemain.
***
Recroquevillée dans son lit, Daria pleurait la disparition de son mari. Soudain, des serres transpercèrent son corps, le mutilèrent, puis comprimèrent sa gorge. Elle expira au terme d’insupportables tortures.
Dans la plupart des cas, Eulia ne s’attaquait pas aux femmes. Cependant, l’intrusion de Daria dans la maison d’Iskren l’avait contrariée. Madame Obowski devait être punie.
Le lendemain, comme promis, Eulia retourna chez Iskren. Le surlendemain aussi. Et tous les jours suivants.
La femme-aigle s’installa définitivement à Cékova, dans le chêne trois fois centenaire. En haut de celui-ci, Iskren lui construisit son nid. Elle devint la muse du peintre. Il réalisa moult tableaux de son inspiratrice qui l’autorisa à les vendre. Il amassa des millions. Un seul lui suffit pour se rendre propriétaire de tout le village où, excepté Eulia et lui, il n’y avait plus âme qui vive.
Dans l’impossibilité de s’accoupler, ils n’échangeaient que baisers et étreintes passionnés. Auprès de l’artiste bienveillant, Eulia évoluait, heureuse. Pourtant, elle s’absentait parfois quelques heures. Filatov ignorait où elle se rendait. Du moins préférait-il ne pas imaginer qu’elle partait assassiner des humains.
Par malheur, un soir d’été, au cours d’un enlacement plus ardent qu’à l’ordinaire, Eulia serra trop fort ses ailes autour du torse d’Iskren. Il succomba, étouffé.
Terrassée par le chagrin, la femme-aigle s’empala sur un pieu. Elle entonna alors son chant mélodieux et ensorcelant jusqu’à ce que la mort la fauche à son tour.
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(1) Qui tire sur le bleu azur
(2) Deuxième ville de Bulgarie (derrière Sofia)
(3) Vert émeraude
(4) Qui tire sur le bleu azur
Tous droits d’auteur réservés
©Jocelyne B.
17 novembre 2023
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Source d’illustration pour la couverture :
https://nl.pinterest.com/pin/479422322833479974/
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Légende inspirée par la créature Sirin
(Dans la mythologie slave, Sirin est une créature dangereuse, qui a la tête et le buste d’une très belle femme et le corps d’un oiseau. Elle est considérée comme une sirène car son chant ensorcelle les hommes. Elle est également vue comme une tentatrice.)
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