coeurdescorpionne

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La légende d’Aranrhod

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En Norvège, dans le comté de Vestfold, se dressait le château d’Aranrhod, propriété des Marthinssen – Haakon et Gunnhild. Enfant unique, leur fille avait hérité de la blondeur de leurs cheveux, ainsi que de l’azur de leurs yeux. Au sein du couple, madame portait la culotte. Ce qui engendrait souvent des frictions.

 

 

D’ailleurs, ce soir-là, dans le salon, un désaccord opposait les maîtres des lieux.

 

 

— Heidrun épousera Torgeir ! tonna Gunnhild.

— Elle ne l’aime pas.

— Ce n’est pas elle qui décide ! Je suis sa mère, je décide pour elle. J’ai donné ma parole aux Nilsson que notre fille épouserait leur fils quand elle aurait 18 ans.

— Tu aurais dû m’en parler.

— C’est moi qui commande dans cette maison !

 

 

L’oreille collée contre la porte, Heidrun avait entendu la discussion. Elle fit irruption dans la pièce.

 

 

— Je n’épouserai personne d’autre que Bergthor ! affirma-t-elle, la mine révoltée.

 

 

Sa mère la fusilla du regard.

 

 

— Une jeune fille de bonne famille n’écoute pas aux portes, sermonna-t-elle. Et une jeune fille de bonne famille n’épouse pas le valet d’écurie.

— Je me fous de sa condition sociale ! Je l’aime et je n’épouserai pas Torgeir !

— Tu l’épouseras ou je t’envoie chez les trappistines !

 

 

Un éclat de rire moqueur gicla de la bouche d’Heidrun. Dès qu’elle désobéissait, sa mère prononçait la même menace.

 

 

— File dans ta chambre, espèce d’impertinente ! ordonna la mégère.

 

 

Mademoiselle Marthinssen s’apprêtait à rétorquer ; le regard implorant que lui lança son père l’en dissuada. Elle obéit donc et se retira.

 

 

— Tu vois ce que donne ton éducation laxiste ! reprocha Gunnhild à son époux.

 

 

Afin de compenser les excès d’autorité maternelle de la châtelaine, Haakon se montrait en effet souvent conciliant avec sa fille. Ce qui irritait sa femme.

 

 

— Allons nous coucher, suggéra cette dernière, le ton radouci. Nous reparlerons de cela demain.

 

 

 

Le couple rejoignit sa chambre.

 

 

Au cours de la nuit, Gunnhild sentit un poids sur elle. Pensant qu’il s’agissait de son mari, elle voulut bouger pour s’en débarrasser.

 

 

— Inutile de gesticuler, entendit-elle. Tu ne pourras rien contre moi.

 

 

Effrayée, elle ouvrit les yeux. Sur son ventre, une créature décharnée, avec une longue chevelure grisâtre, un visage semblable à celui d’un orang-outan, le teint cireux.

 

 

— Qui… Qui… êtes-vous ? chevrota madame Marthinssen.

— Je suis Hildr, la mara.

 

 

Un rire sépulcral fusa de la gorge de la vision cauchemardesque tandis que la panique s’emparait de Gunnhild. Elle n’avait jamais cru à la fable absurde du malveillant spectre femelle qui venait perturber le repos des humains. Et il était là ! Qu’allait-il lui faire ? La légende racontait que la mara s'asseyait sur le buste de ses victimes qui, incapables de se défendre, subissaient toutes sortes de tourments susceptibles de provoquer leur mort.

 

 

— Je… Je vous en… prie, ne… ne me… faites pas… de mal, supplia la châtelaine.

 

 

Hildr expulsa un rire identique au premier.

 

 

— Tu dois être punie pour ce que tu fais.

— C’est… C’est à cause de… de mon comp… comportement avec… Heidrun ?

— Plus ou moins. Tu trompes ton mari avec l’intendant du château et tu ne veux pas que ta fille épouse un valet d’écurie… Croyais-tu que tu pourrais échapper à la punition de Dame Vertu ?

— Je… Je… ne… le… verrai… plus.

 

 

Entre la terreur qui l’habitait et la pesanteur de la mara – qui, pourtant, était chétive –, Gunnhild s’épouffait de plus en plus. (1)

 

 

— Je… Je… vous… en… prie, lais… laissez-moi… res… pirer.

— On ne piétine pas impunément les idéaux moraux sans en subir les conséquences.

— Je… Je ne… tromp… tromperai… plus… Haa… Haakon.

 

 

Madame Marthinssen aurait juré n’importe quoi pour que cessât son martyr.

 

 

— Tu dois aussi me promettre de laisser Heidun épouser celui qu’elle aime.

— D’ac… D’ac… cord. Je… Je le… pro… mets.

 

 

 

À peine Gunnhild avait-elle donné sa parole que le poids de l’être malfaisant se dissipa. L’œil craintif, elle examina son ventre, puis scruta autour d’elle. Hildr avait bel et bien disparu. Lui revint en mémoire que la mara était capable de se métamorphoser pour se faufiler dans un trou de serrure, sous une porte, ou le moindre interstice.

 

 

La maîtresse des lieux tarda à replonger dans le sommeil.

 

 

Le lendemain, elle ne se souvenait de rien. Ainsi en avait décidé l’entité démoniaque. Aussi, le pas léger, le corps ardent, Gunnhild se rendit dans les appartements de l’intendant et se donna à lui sans retenue. Au cours de la journée, elle réitéra sa décision relative au futur mariage de sa fille avec Torgeir.

 

 

Inéluctablement, pendant la sorgue, elle reçut la visite d’Hildr. (2)

 

 

— Impie que tu es ! Tu n’as pas respecté ta parole. Tu vas mourir.

 

 

La nuit entière, malgré les supplications de madame Marthinssen, ses pleurs, ses promesses, la mara resta sur son corps. Gunnhild mourut de suffocation.

 

 

Requis de toute urgence, le médecin constata le décès sans pouvoir préciser la cause de l’asphyxie.

 

 

Haakon respecta une phase de deuil d’une année, au cours de laquelle il fit la connaissance de Magnhild, l’institutrice fraîchement nommée à l’école du village voisin.

 

 

Heidrun épousa Bergthor. Douze mois plus tard, son père convolait en secondes noces avec sa nouvelle compagne.

 

 

Hildr ne revint jamais à Aranrhod.

 

 

 

 

 

 

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(1) S’épouffer signifie s’étouffer

(2) Sorgue signifie nuit (terme désuet)

 

 

 

 

 

Tous droits d’auteur réservés

©Jocelyne B.

4 novembre 2023

 

 

 

 

 

 

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Source d'illustration pour la couverture :

https://www.deviantart.com/mattdixon/art/Merrow-508146169

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Légende inspirée par la mara (issue de la mythologie nordique, scandinave et germanique, la mara est un esprit malfaisant. Capable de se faufiler n’importe où, voire de se dématérialiser, elle perturbe le sommeil de ses victimes.)

 

 

 



21/11/2023
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