coeurdescorpionne

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La légende de Lovel

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans l’ardoisière ardennaise de Lovel, extractions et accidents rythmaient le quotidien des mineurs. Ces derniers œuvraient sous terre dans de rudes conditions. Certains remontaient blessés ; d’autres périssaient.

 

 

Un jour, l’une des galeries s’effondra, rendant impossible la poursuite de l’exploitation souterraine. Onésius Vancherot, le propriétaire, acquit alors une nouvelle ardoisière, celle de Roydon. Au terme de négociations houleuses, les ouvriers de Lovel acceptèrent leur transfert. De toute manière, ils n’avaient guère le choix ; soit ils consentaient, soit le chômage – sans allocation à cette époque – les guettait, le travail n’abondant pas dans la région.

 

 

 

 

***

 

 

 

 

Lovel était fermée depuis six mois lorsque, par un après-midi printanier, Nicaise Chavariat incita son meilleur ami, Julbert Ameraud, à braver l’interdit. Férus d’explorations en tout genre, ils se glissèrent à l’intérieur de l’ardoisière. Équipés d’un casque de mineur et d’une lampe-torche, ils avançaient prudemment quand, soudain, des tremblements secouèrent non seulement le sol mais aussi les parois. Figés sur place, redoutant un éboulement, ils s’interrogèrent du regard. À dix ans, les aventuriers en herbe connaissaient les risques, leurs pères travaillant pour le compte de Vancherot.

 

 

— On devrait se tirer, suggéra Julbert, le moins téméraire des deux.

 

 

Nicaise n’eut pas l’occasion de répondre ; un pachyderme fonçait sur eux. Pris de panique, ils décampèrent aussitôt. Parvenus au bout du tunnel, les membres tremblants, ils haletaient, à la fois de peur et d’essoufflement.

 

 

— Maugrebleu ! jura Nicaise. Un éléphant ici ?

— J’ai pas eu le temps de bien le voir, mais ça semblait pas tout à fait un éléphant. T’as pas eu l’impression qu’il se tenait droit comme un humain ?

 

 

Nicaise s’esclaffa de rire.

 

 

— Un homme-éléphant ? se moqua-t-il. T’as encore lichetronné la gnole de ton père !

 

 

Par mesure d’économie, Claudéon Ameraud – le père de Julbert – fabriquait lui-même son eau-de-vie. Parfois, son fils buvait une ou deux gorgées. Pour me donner du courage, se justifiait-il. L’égoutture (1) avalée avant de partir de chez lui le ferait-elle halluciner ? À son âge, il savait que les hommes-éléphants n’existaient pas. Pas plus que les étranges créatures dont regorgeaient les légendes qu’il dévorait le soir, dans son lit, la tête sous les couvertures, une lampe-torche à la main.

 

 

— J’en mettrais presque ma main au feu, déclara-t-il, incertain.

 

 

Puis, sur un ton plus ferme, il ajouta :

 

 

— J’en parlerai à ma grand-mère.

 

 

La mère de Claudéon – Enorine, sexagénaire aux cheveux déjà gris – habitait chez son fils depuis la mort brutale de son épouse, survenue trois ans plus tôt. Entre la sévérité de son père et la tendresse de son aïeule, Julbert vivait heureux, malgré le décès de sa mère. Grâce à Enorine, dont le mari avait péri à Lovel dix printemps auparavant, il appréciait la lecture. Elle lui avait d’ailleurs offert son premier livre – Les légendes oubliées. De là lui venait son attrait pour les récits imaginaires.

 

 

— Personne ne doit savoir que nous avons désobéi ! contesta Nicaise.

 

 

Frère aîné de trois sœurs, il ne se gênait pas pour les diriger avec autorité, leur raconter des sornettes. À l’extérieur, il nourrissait son besoin d’aventures. Toutefois, face à Albertin, son père, il évitait de fanfaronner.

 

 

— Bonne-maman ne le répétera pas, garantit Julbert.

 

 

Les deux amis prirent la direction du village. Dans la grand-rue, ils se séparèrent ; chacun rejoignit son domicile.

 

 

 

 

***

 

 

 

 

— Un homme-éléphant, dis-tu ? sembla réfléchir Enorine après la révélation de son petit-fils.

 

 

Celui-ci opina du chef.

 

 

— Je ne vois qu’une explication, amorça la sexagénaire. Il s’agit du Karnabo.

— C’est quoi ?

— Une créature née de l'union d'un bohémien un peu sorcier et d'une vieille goule. Un vampire femelle, si tu préfères. Il a une tête presque humaine, des yeux jaunes, et une trompe de laquelle sort un sifflement strident, dont les effluves sont mortels. Il vit dans les ardoisières. On dit d’ailleurs que sa peau est aussi sombre et rugueuse que leurs parois.

 

 

Une fierté jubilatoire s’insinua au plus profond de Julbert.

 

 

 

 

— Donc, j’ai pas rêvé ! J’ai bien vu un homme-éléphant !

— Je ne mets pas tes dires en doute, mais on n’a pas vu de Karnabo par ici depuis des siècles.

 

 

Enorine s’interrompit un instant. Son regard s’emplit de reproches.

 

 

— Vous avez été bien imprudents, Nicaise et toi. Le Karnabo est dangereux. On dit qu’il tue les enfants qui s’aventurent sur son territoire. Promets-moi de ne plus retourner là-bas.

 

 

Elle attira son petit-fils contre sa poitrine.

 

 

— Tu es mon bien le plus précieux ; je ne m’en remettrais pas si je te perdais.

 

 

Sans s’en rendre compte, elle accentua la pression de ses bras autour de Julbert.

 

 

— Tu m’étouffes, Bonne-maman, finit par se plaindre ce dernier.

 

 

Enorine desserra son affectueuse étreinte.

 

 

— Promets-le-moi, insista-t-elle.

— C’est promis, Bonne-maman.

 

 

Afin de sceller son engagement, l’enfant plaqua une bise sur la joue de sa grand-mère.

 

 

 

 

***

 

 

 

 

L’histoire du Karnabo attisa grandement la curiosité de Nicaise quand son ami la lui révéla. Aussi insista-t-il pour retourner à Lovel. Tout d’abord hésitant, Julbert finit par céder. Par instinct, il glissa un lance-pierres dans l’une de ses poches.

 

 

Alors qu’ils progressaient avec prudence dans le tunnel principal, les garçonnets parvinrent à un embranchement. Deux passages s’offraient à eux : l’un à droite, l’autre à gauche. Incapables de s’accorder, ils décidèrent à chifoumi. Les ciseaux de Julbert l’emportèrent sur le papier de Nicaise.

 

 

Ils se disposaient à emprunter le souterrain de gauche quand de violentes secousses, identiques à celles survenues lors de leur première excursion, firent trembler sol et parois. Le trouillomètre à zéro, ils effectuèrent d’urgence un demi-tour. Aussitôt, leurs traits se figèrent, la chair de poule hérissa leur peau, leurs corps frissonnèrent de peur. Le pas lourd, le regard mauvais, le Karnabo avançait vers eux.

 

 

 

 

« Si je cours assez vite, je peux le contourner », songea Nicaise.

 

 

Surmontant sa frayeur avec courage – et, peut-être, avec pleutrerie –, il s’élança. Idée absurde. La trompe du Karnabo battit l’air ; un sifflement strident fusa, puis des effluves pestilentiels agressèrent les narines du fuyard. Il expira sur-le-champ.

 

 

Paralysé par la pétoche, Julbert tentait de trouver un moyen d’échapper à l’homme-éléphant. Tu es mon bien le plus précieux ; je ne m’en remettrais pas si je te perdais, avait dit sa grand-mère. Il ne pouvait pas provoquer un tel chagrin ; il devait sortir vivant de l’ardoisière.

 

 

Pendant que l’enfant réfléchissait, le Karnabo le fixait de son regard malveillant. Tel un taureau face à un matador, il s’apprêtait à charger. Tout à coup, une fulgurance dans le cerveau de Julbert.

 

 

Il plongea les mains dans ses poches, en ressortit lance-pierres et projectiles. Songeant fortement à Enorine, la priant de lui communiquer courage et puissance, il leva son arme improvisée. Ajusta son tir. Visa entre les deux yeux. À la manière d’une torpille, il lança la pierre. Elle atteignit sa cible. Le Karnabo s’écroula.

 

 

Sans demander son reste, Julbert prit ses jambes à son cou et s’enfuit jusqu’à chez lui. Là, il raconta les événements à sa grand-mère. Elle le sermonna autant qu’elle l’embrassa, trop heureuse qu’il soit en vie, très fière de sa bravoure.

 

 

— Tu as fait ce qu’il fallait faire, mon grand, le félicita-t-elle. L’espace entre ses yeux jaunes est le talon d’Achille du Karnabo. Comment as-tu su ?

— Je l’ignorais, mais je devais tenter quelque chose.

 

 

Informés par Enorine, les hommes du village se rendirent à Lovel, Albertin en tête. Quand il découvrit le corps de son fils, le chagrin le submergea.

 

 

— Je t’aimais, mon petit, je t’aimais autant que tes sœurs, sanglota-t-il. Pardonne-moi de ne pas te l’avoir dit.

 

 

Il souleva ensuite la dépouille de Nicaise dans ses bras puis la porta jusqu’à son domicile ; il s’enferma avec ses filles afin de pleurer son garçon en famille.

 

 

Pendant ce temps, les villageois s’occupèrent de l’homme-éléphant. Dans le terrain avoisinant Lovel, ils creusèrent un immense trou, profond, jetèrent la créature à l’intérieur, avant de la recouvrir de terre et de sceller une dalle d’ardoise par-dessus.

 

 

À dater de ce jour, Julbert n’absorba plus une goutte de gnole. Il savait désormais qu’il n’en avait pas besoin pour se montrer courageux.

 

 

 

Selon la légende, aucun Karnabo n’a été vu depuis, dans la région.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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(1) Reste de liqueur si petit qu’il tombe goutte à goutte quand on le verse

 

 

 

 

 

 

 

 

Tous droits d’auteur réservés

©Jocelyne B.

22 novembre 2023

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Source illustration pour la couverture :

Karnabo Midjourney - Karnabo — Wikipédia (wikipedia.org)

 

 

 

 

 

 

 

 

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Légende inspirée par la créature Le Karnabo

(Issu du folklore des Ardennes, le Karnabo est une créature née de l'union d'un bohémien un peu sorcier et d'une vieille goule – vampire femelle. Il a une tête presque humaine, possède des yeux jaunes et une trompe de laquelle sort un sifflement strident, dont les effluves sont mortels.)

 

 

 

 



06/12/2023
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