La légende d’Antonum
Au Royaume des Francs, dans le fief médiéval d’Antonum, deux classes sociales se côtoyaient : la paysannerie et la seigneurie. La première cultivait les terres de la seconde qui, en échange, assurait sa protection. Aucune n’aurait existé sans l’autre.
Galéran et Edesmée de Persal exerçaient leur souveraineté avec bienveillance. Suzerains, vassaux, serfs, vivaient en bonne intelligence. D’ailleurs, Edesmée avait noué des liens d’amitié avec Clairane – l’épouse d’Hodias, le grand feudataire – (1), ainsi qu’avec Uliette – une serve mariée à Ludaire, homme de la même condition.
En ce jour le plus long de l’année, les trois femmes discutaient dans le salon de compagnie du château, autour d’un verre de poiré. (2)
— Allez-vous fêter le solstice d’été ? demanda la châtelaine à ses invitées.
Cette journée était consacrée au culte du soleil. Selon la tradition, les habitants d’Antonum adressaient des prières de gratitude à l’astre solaire. En soirée, il était coutume d’allumer de grands feux afin, d’une part, de chasser les sorcières susceptibles d’errer sur les terres, d’autre part, de protéger les récoltes des intempéries. Puis suivait un bal nocturne dans le parc de la résidence seigneuriale.
— J’aimerais beaucoup, répondit Clairane. J’espère qu’Hodias ne sera point occupé.
— Pourquoi le serait-il ? Galéran a exempté tout le monde des tâches sérotinales. (3)
— Ce ne serait point au labeur qu’il serait occupé ; ce serait avec Valtrude.
La mine embarrassée, Clairane baissa la tête.
— Je ne devrais peut-être pas vous le dire, mais il me cocufie avec cette ribaude, confia-t-elle, un octave plus bas.
La bouche d’Edesmée s’arrondit de stupéfaction.
— Je constate que je ne suis pas la seule à porter des cornes, s’immisça Uliette. Ludaire me trompe aussi. Avec Philéonie.
Madame de Persal allait d’ahurissement en ahurissement.
— Je ne me doutais point que vos maris étaient infidèles. Ils semblent si attentionnés envers vous.
— C’est pour donner chat pour lièvre (4), persifla Clairane.
— Et vous les laissez faire sans vous rebeller ?
Un rire nerveux secoua Uliette.
— Je m’y suis risquée une fois, révéla-t-elle. Ludaire m’a fait dormir dans l’étable. Je n’ai point recommencé.
À cet instant, la porte s’ouvrit sur Galéran de Persal. Séduisant gaillard à la stature athlétique, il abordait la quarantaine avec décontraction. Clairane et Uliette se levèrent aussitôt de leurs sièges, effectuèrent une révérence, puis demeurèrent debout. Il leur fit signe de se rasseoir.
— Je vous prie de pardonner cette intrusion, ma mie, s’excusa-t-il à l’intention de sa femme, mais je cherche mon grand feudataire.
Il s’adressa ensuite à Clairane.
— Sauriez-vous où est votre époux ?
La subordonnée s’apprêtait à se lever de nouveau. Par déférence à l’égard du souverain. D’un geste, ce dernier l’autorisa à rester assise.
— Hodias est certainement avec Valtrude, messire de Persal.
— Que ferait-il avec la lingère ?
— Voyons, mon ami, que fait un homme avec une femme ? chahuta Edesmée, le ton malicieux.
Son mari sembla enfin comprendre. Une expression à mi-chemin entre ébahissement et confusion se dessina sur ses traits.
— Je ne vous dérange pas plus longtemps, mesdames. Merci de votre réponse.
Sur ces paroles, il s’esquiva.
« Foutre ciel ! Hodias commet le péché de chair avec Valtrude ! » s’outragea-t-il, malgré tout envieux.
Lui-même guignait cette plantureuse blonde. Néanmoins, par crainte des foudres divines, Galéran préférait la contempler de loin. Apparemment, de tels scrupules n’habitaient pas Hodias.
Pendant qu’il se dirigeait vers le secteur des domestiques, de Persal s’interrogeait sur la jeune femme. Comment aurait-elle réagi s’il avait tenté de la séduire ? Aurait-elle accepté ses galantes démonstrations ? En cas de réponse positive, eût-ce été par intérêt ou par sentiment ? Le suzerain se méfiait toujours des affabilités témoignées à son égard. Était-ce parce qu’il était le seigneur d’Antonum ou parce qu’il était réellement apprécié ? Telle était la question qu’il se posait.
Arrivé à la blanchisserie, il glissa un regard discret à l’intérieur. Hodias forniquait avec Valtrude. Le souffle coupé par la scène, la face outrée, Galéran rebroussa chemin.
***
Les femmes avaient revêtu leurs toilettes les plus soignées, les hommes, leurs plus élégants habits. Le bal battait son plein, le vin coulait à flots. Derrière les buissons touffus, quelques couples – réguliers ou illégitimes – se bécotaient ou s’adonnaient à des plaisirs charnels.
Alors que les souverains considéraient leurs sujets avec bonhomie, Ludaire Champnoir s’inclina devant Edesmée.
— Puis-je me permettre de vous inviter à danser, Madame ?
D’un regard circulaire, la châtelaine observa alentour. Elle aperçut Uliette dans les bras d’un paysan. Cela ne la dérangerait donc pas que la maîtresse des lieux gigue avec son mari. Aussi Edesmée s’empressa-t-elle d’accepter. Un aimable sourire aux lèvres, elle suivit Ludaire ; ils se mêlèrent aux danseurs.
De Persal axa un instant ses yeux sur son épouse puis, de ses prunelles charbonnées, effleura les couples enlacés. Il remarqua Clairane qui, le visage radieux, tournoyait avec Hodias. Pour lors, il tenta de distinguer Valtrude parmi la foule. D’une manière surprenante, elle se matérialisa devant lui. Un délicieux émoi étourdit Galéran. Cependant, en l’examinant avec attention, il se rendit compte que la jeune femme qui se tenait là n’était pas tout à fait Valtrude. Certes, elle possédait la même poitrine opulente, de semblables yeux de biche ensorcelants, une bouche dessinée de façon aussi esthétique, mais elle arborait une chevelure viride (5) et d’étranges oreilles d’elfe.
— M’accorderiez-vous cette danse, messire de Persal ? demanda-t-elle, la voix câline, en effectuant une révérence.
— Avec grand plaisir !
Déjà émoustillé, Galéran se hâta de dresser sa haute silhouette, enlaça la séduisante apparition, puis la guida en slalomant parmi les couples accolés.
— Es-tu Valtrude ? interrogea-t-il lorsqu’ils commencèrent à danser.
— Que nenni ! Je suis Judélia.
La jeune femme ondula contre l’entrejambe du châtelain ; un trouble plus intense le pénétra.
— Je ne te connais pas. Pourtant, je connais toutes mes sujettes.
— Je ne suis pas l’une d’elles.
Judélia se frotta contre lui, avivant davantage son désir.
— Puis-je me permettre de vous proposer de nous éclipser ? invita-t-elle, le timbre sensuel.
De plus en plus excité, Galéran accepta sur-le-champ. L’aguichante créature de rêve l’entraîna à l’écart, derrière un bosquet. Sans nulle pudeur, elle s’offrit à lui. Faisant fi de ses préceptes moraux, il s’adonna, avec ardeur, à la fornication.
Il aurait pourtant dû se montrer moins confiant car, dès leurs ébats terminés, Judélia se métamorphosa en un hideux démon. Pétrifié d’effroi, de Persal n’eut pas la possibilité de réagir lorsque l’être méphitique se jeta sur lui et dévora sa chair. (6)
Puis le malin reprit une apparence féminine. Partit séduire Hodias. Ensuite Ludaire. Ils subirent un traitement similaire à celui de leur maître.
Dans le même temps, un irrésistible damoiseau – Judélius, l’alter ego de Judélia – charmait les femmes, se livrait aux plaisirs charnels avec elles, avant de les agresser férocement.
Cette nuit-là, pas un mâle ne résista à Judélia, pas une fille d’Ève ne repoussa Judélius, tous deux avides de sexe. Activité dans laquelle ils excellaient. Adeptes de la dévoration, ils n’épargnèrent personne. Pas même les enfants auxquels ils s’attaquèrent après avoir assouvi, avec les adultes, leur gargantuesque appétit libidinal. Aucun habitant ne survécut.
Ainsi disparut le fief d’Antonum.
Que devinrent Judélia et Judélius ? À l’heure actuelle, nul ne le sait. Peut-être sévissent-ils sous d’autres cieux depuis des siècles…
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(1) Le grand feudataire est le vassal direct du souverain
(2) Le poiré est une boisson alcoolisée effervescente, similaire au cidre,
obtenue à partir de jus fermenté de poires spécifiques (les poires à poiré).
(3) Sérotinal signifie Qui concerne la fin de la journée, de la soirée (terme désuet)
(4) Expression similaire à donner le change
(5) Viride est une nuance de vert
(6) Au figuré, méphitique signifie Qui corrompt l’âme, l’esprit
Tous droits d’auteur réservés
©Jocelyne B.
16 novembre 2023
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Source illustration couverture :
https://www.deviantart.com/mattdixon/art/Merrow-508146169
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Légende inspirée par la définition du mot succube
(nom masculin - démon qui revêt une apparence femelle, généralement humaine, afin d'entretenir des rapports sexuels avec un homme)
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