La légende de Balley River
Aujourd’hui considérée comme l’un des lieux privilégiés par l’évasion fiscale, l’île de Man, en mer d’Irlande, n’échappe pas à son lot d’histoires de créatures ou personnages mythiques. Voici celle de l’alastyn.
***
Allongée sur la berge de Balley River, Alys profitait des dernières heures de tranquillité. Ce soir, les festivités annuelles perturberaient la sérénité du site. Chacun s’immergerait dans l’eau afin de se purifier des péchés commis au cours des douze derniers mois. Puis suivrait un repas champêtre ; les villageois fourniraient les plats, le clergé les boissons.
Soudain, des nuages enténébrèrent le ciel ; le vent fouetta la végétation, des éclairs déchirèrent le paysage, le tonnerre gronda. Alys eut à peine le temps de ramasser son panier et sa couverture que des trombes d’eau s’abattirent. Affolé, son cheval rua ; il réussit à se dégager du tronc d’arbre où elle l’avait attaché et s’enfuit au galop. L’espace d’une seconde, Alys hésita à lui courir après, puis renonça. Zango connaissait par cœur le chemin du manoir.
À petites, mais rapides, foulées, elle parcourut la distance qui la séparait de Manor River, où elle arriva trempée jusqu’aux os.
Au village, certains adressèrent des prières à Dieu ; d’autres, aux divinités marines. Peu importait la puissance supérieure invoquée, le vœu était le même : que cesse la pluie. Hélas, ils n’obtinrent pas satisfaction. Les festivités ne purent donc avoir lieu.
Dans le courant de la nuit, des coups de heurtoir insistants réveillèrent Alys. Son père et le majordome étant absents – le premier en voyage, le second auprès de sa mère malade –, elle enfila une robe de chambre avant de descendre ouvrir. Son cœur battit la chamade devant le grand jeune homme aux yeux nitescents, d’une beauté à couper le souffle. Des boucles brunes s’échappaient de son bonnet, enfoncé jusqu’au bas des oreilles. Frissonnant, l’inconnu ruisselait de pluie.
— Pourriez-vous m’offrir l’hospitalité, s’il vous plaît ? sollicita-t-il avec un sourire séducteur.
En dépit des mises en garde de son père, Alys le laissa entrer dans la maison, le conduisit au salon, puis disposa quelques bûches dans la cheminée. Le feu allumé, elle l’invita à ôter son imperméable et à se réchauffer. Il ne retira pas que son vêtement de pluie mais également sa liquette, laissant apparaître un torse musclé. Les sens d’Alys s’échauffèrent de plus belle. Étrangement, malgré l’insistance de la jeune femme, l’inconnu conserva son bonnet.
Elle lui offrit de se restaurer ; il déclina. Elle l’engagea à prendre place dans l’un des deux fauteuils qui faisaient face à l’âtre et s’assit dans l’autre.
— D’où venez-vous ? s’enquit-elle.
— De Lixter. Je souhaitais assister aux festivités. À propos, je m’appelle Antal de Glynn.
— Enchantée ! Alys de Wheeler.
— Je suis chez Algernon de Wheeler ?
— Lui-même. Je suis sa fille.
— Aurai-je l’honneur de le saluer ?
— Je suis au regret de vous dire que cela ne sera pas possible ; il est absent pour plusieurs jours.
Antal regarda autour de lui.
— Vous êtes seule dans cette grande maison ?
— Ce n’est pas la première fois.
— Vous n’avez pas peur ?
Un rire cristallin fusa de la gorge d’Alys.
— Je ne suis pas une poule mouillée.
— Je ne prétendais pas cela, mais il n’est pas prudent de rester seule dans une maison isolée.
— Je sais me défendre.
— Même contre un alastyn ?
D’un geste brusque, Altan retira alors son bonnet, un rictus pervers au coin des lèvres. À la vue des oreilles pointues, telles celles d’un cheval, les yeux de son accueillante hôtesse s’écarquillèrent d’effroi. À moult reprises, son père l’avait pourtant avertie de l’existence de ces êtres métamorphes, reconnaissables seulement à leurs oreilles ; elle était au courant de leur dangereuse réputation : ils séduisaient les humains pour ensuite les dévorer. Quelle imprudente !
— Vous ne venez pas de Lixter, n’est-ce pas ? Vous n’êtes pas Altan de Glynn ?
Alys cherchait à gagner du temps. L’alastyn le comprit-il ? Apparemment, non, car il poursuivit la conversation.
— Vous êtes très perspicace, mademoiselle de Wheeler. Quel âge avez-vous ?
— 22 ans.
— J’en ai 25. Enfin… c’est mon âge d’humain.
Nonobstant ce qu’elle savait de lui, Alys ne le trouvait pas antipathique. Au contraire, sa voix était tendre, son visage, doux.
— Si vous n’êtes pas Altan de Glynn, comment vous appelez-vous ?
— Altan, tout simplement.
— Où vivez-vous ?
— Dans les eaux de Balley River.
Alys sentit un nœud se former dans sa gorge. Elle se baignait souvent dans la rivière, ou paressait sur ses berges. L’avait-il épiée ?
— M’aviez-vous déjà vue avant de toquer au manoir ?
— Oui, j’avoue. Mais j’ignorais qui vous étiez, que vous habitiez ici.
— Qu’auriez-vous fait si vous l’aviez su ?
Altan regarda fixement la jeune femme.
— Sans doute aurais-je cherché une autre maison. Je ne vous ai jamais voulu de mal. Quand vous apparaissiez sur les bords de Balley River, vous étiez mon rayon de soleil ; j’appréciais vous admirer. J’attendais avec impatience votre venue. Mais je suis un alastyn et je vais devoir me nourrir de vous.
En dépit de sa peur, Alys l’observa avec attention. Il était attirant ; avant de connaître son secret, elle vibrait pour lui. De surcroît, elle semblait lui plaire.
— N’avez-vous jamais eu envie de changer de vie ?
— Maintes fois ! Hélas, je suis condamné à celle-ci.
— Jusqu’à quand ?
— Jusqu’à ce qu’un humain me capture et parvienne à m’éloigner durablement de l’eau. Privé de mon univers aquatique, je mourrai.
Cette éventualité provoqua chez Alys un serrement de cœur qui échappait à la raison.
— N’y a-t-il pas une autre solution ?
— Pas à ma connaissance.
La jeune femme dévisagea une nouvelle fois son interlocuteur. Devait-elle le distraire pour tenter sa chance ? Elle hésitait. Certes, l’alastyn était dangereux, se nourrissait d’humains, mais à qui la faute ? Quel créateur avait pu concevoir un tel être, le contraindre à une telle existence ? Une personne était mauvaise ou devenait meurtrière parce qu’elle le choisissait. Altan, lui, n’avait rien décidé. Il était né ainsi.
Tout à coup, une idée insensée traversa son esprit. Rassemblant son courage, Alys se leva de son fauteuil, s’approcha du métamorphe, posa tendrement sa main sur la sienne. Devant son manque de réaction, Alys s’enhardit ; elle pencha son visage, embrassa les lèvres du jeune homme. À cet instant, un miracle se produisit. Les oreilles d’Altan s’arrondirent, prenant forme humaine.
Selon la légende, non seulement Altan épargna son hôtesse mais il conserva son apparence le restant de sa vie. Une vie qu’il partagea avec celle qui, par sa gentillesse, sa bienveillance, l’avait délivré de la thérianthropie (1).
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(1) Transformation d'un être humain en animal (ou l’inverse), de façon complète ou partielle
Tous droits d’auteur réservés
©Jocelyne B.
23 novembre 2023
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Source illustration pour la couverture :
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Légende inspirée par la créature L’Alastyn
Issu du folklore mannois (l’île de Man, située dans la mer d’Irlande), l’alastyn, est une créature métamorphe (être ayant la capacité de modifier son apparence physique) vivant près d’une étendue d’eau, possédant des caractéristiques à la fois chevalines, aquatiques, et humanoïdes. Il ne sort que la nuit sous sa forme humaine et apparaît alors comme un très beau jeune homme avec des cheveux bouclés, des yeux brillants, une peau sombre. Il ne se distingue des êtres humains que par ses oreilles, pointues comme celles d'un cheval.
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