La légende de Grivelle
Dans le Poitou, ancienne province française, l'épicerie d’Azaldée et Célonis Jayau représentait le cœur de Grivelle, village aux trois cents âmes. Dans cette boutique bien achalandée, chaque habitant trouvait son bonheur : nourriture, boissons, cigarettes, journaux, mercerie, articles de pêche, de chasse, ainsi qu’une multitude d’autres marchandises. Pour quelques pièces, les enfants remplissaient leurs poches de moult friandises.
Depuis la mort du vieil Obertain – le boulanger –, Célonis avait réuni les deux commerces. Il produisait désormais pain, brioches, viennoiseries. Par grandeur d’âme – selon ses dires –, il avait embauché Elésiane, la veuve d’Obertain. Celle-ci s’occupait de la partie boulangerie ; Azaldée dirigeait le reste. Natives de Grivelle, les deux femmes avaient grandi ensemble, usé leurs fonds de culotte dans les mêmes classes, sans tisser un lien d’amitié. Toutefois, elles entretenaient des rapports cordiaux.
Azaldée s’était mariée par amour, Elisiane par intérêt. Enfin… c’est ce que colportaient les potinières du village. Celles-ci ne manquaient pas. Sous prétexte de donner des nouvelles des uns ou des autres, elles cancanaient sur leurs semblables. Aussi tout le monde était au courant de ce qui se passait à Grivelle, qu’il s’agisse d’exactitudes ou de commérages. Du reste, Azaldée apprit, de cette façon, l’infidélité de son mari.
Incrédule dans un premier temps, elle se mit à épier faits et gestes de Célonis. Elle dut bientôt se rendre à l’évidence : il la trompait ave Elisiane. La colère couva en elle. Jusqu’au jour où elle explosa.
En ce crépuscule d’hiver, Elisiane regagnait sa maison, située à l’extérieur du bourg. Transie de froid malgré son épais manteau jaune topaze – l’un des derniers cadeaux de feu son époux –, elle pressait le pas. Soudain, dans son dos, une interpellation.
— Hé, voleuse sans vertu !
À l’ouïe de la voix, elle reconnut celle d’Azaldée (1). Elle fit volte-face aussitôt.
— Je n’ai rien volé, se défendit-elle, le ton geignard.
La femme trompée parcourut la distance qui les séparait.
— N’aggrave pas ton cas en me mentant ! enragea-t-elle, le visage défiguré par la colère.
— Je te jure que je n’ai rien volé !
— Tu ne me piques peut-être pas mon mari ?
Sans laisser à son interlocutrice le temps de réagir, Azaldée sortit un coutelas de sous sa cape en laine. Porta une première attaque dans le ventre. Sa rivale chancela. L’agresseur retira l’arme et la planta de nouveau. Elisiane tomba à genoux. D’une poussée sur les épaules, son assaillante la fit basculer en arrière. Sa tête cogna sur les pavés de la route. Azaldée infligea le coup fatal. Un rictus satisfait dénatura ses lèvres.
Alors qu’elle s’apprêtait à dégager le couteau du corps de sa victime, elle sentit sa peau se déformer. Son visage aussi. Sa bouche s’ouvrit largement ; un hurlement d’animal sauvage s’en dégagea. Gagnée par la frayeur, Azaldée s’examina, se tâta. Un épais pelage gris bleuté recouvrait sa plastique auparavant flatteuse ; une tête ornée d'oreilles pointues, terminée par un fin museau, remplaçait son ravissant minois ; une queue d’environ trente centimètres parachevait sa silhouette.
Azaldée écarta les bras – qui étaient des pattes –, serra les poings, et poussa un féroce hurlement de révolte. Puis elle se positionna sur ses coussinets. Tout à coup, son nez capta des odeurs de cuisine. Pourtant, excepté la maison d’Elisiane – où la propriétaire n’était évidemment pas –, aucune habitation à proximité. Des profondeurs de sa mémoire jaillit le souvenir d’une leçon apprise en classe : les loups possédaient un incroyable odorat.
« Sacrelote, que m’arrive-t-il ? » s’écria-t-elle en son for intérieur. (2)
Tu es dorénavant une garache, répondit une voix qu’elle qualifia de surnaturelle. C’est une femme qui a commis un crime et qui prend l'apparence d'une louve-garou pour un temps plus ou moins long, selon la gravité du crime perpétré sous sa forme humaine. Pour le tien, nous t’accordons une circonstance atténuante : Elisiane n’aurait pas dû toucher à ton mari. En conséquence, tu conserveras ton aspect de louve-garou jusqu’à l’hiver prochain. Pendant cette punition, tu t’appelleras Voulga. Reste sur tes gardes si tu veux rester en vie.
Puis la voix se tut. Voulga eut beau l’implorer afin d’obtenir de plus amples renseignements, elle demeura silencieuse.
Indécise sur le comportement à adopter, la louve se persuada que, si elle réussissait à expliquer la situation à Célonis, il comprendrait. Elle reprit donc le chemin de Grivelle. Parvenue devant le 3, rue du Ruisselet – adresse des Jayau –, elle bondit par-dessus la clôture du jardin. De ses griffes, gratta à la porte. Le battant s’ouvrit sur Célonis. À la vue de l’animal, il le referma aussitôt.
Un instant plus tard, il réapparaissait, un fusil à la main. Il arma. Tira. Voulga s’écroula, agonisante. Par sécurité, l’épicier-boulanger propulsa une seconde balle. Dans un hurlement à la mort, la louve trépassa.
Le Grivellois (3) sortit sur le perron, saisit les deux pattes de devant de la bête sauvage, puis la traîna jusqu’à la remise à outils.
— Je m’occuperai de toi demain, décida-t-il.
Il réintégra ensuite la maison et, après une rapide ablution, se mit au lit.
Le lendemain matin, il s’étonna de l’absence de sa femme, sans s’inquiéter à l’excès. Parfois, elle ouvrait le magasin plus tôt que l’horaire habituel. Il convint de s’occuper de la louve.
— À nous deux, charogne ! brailla-t-il en se dirigeant vers la remise.
Hélas, l’animal n’était plus là. À sa place, le cadavre d’Azaldée, deux trous dans la poitrine. Ceux faits par les balles tirées par Célonis. La voix avait omis de préciser à Voulga que, en cas de blessure – superficielle ou mortelle –, les garaches reprenaient leur apparence originelle.
________________________________________
(1) Expression désuète signifiant l’action d’entendre (= en entendant)
(2) Juron désuet, synonyme de Sacrebleu !
(3) Habitant de Grivelle
Tous droits d’auteur réservés
©Jocelyne B.
19 novembre 2023
_________________________________________________
Source d’illustration de la couverture :
La Garache - L'Encyclopédie Fantastique (blog4ever.com)
<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<
Légende inspirée par la créature La garache
(Dans le folklore du Poitou, une garache est une femme qui, après avoir commis un crime, se verra prendre l'apparence d'une louve-garou. Son châtiment durera plus ou moins longtemps, en fonction de la gravité de son crime.)
Inscrivez-vous au blog
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 3 autres membres