coeurdescorpionne

À Tecklah, village anglo-saxon du royaume de Sussex, dans une grotte aménagée de façon rudimentaire, habitait Herty. Octogénaire, sans famille, elle ne survivait que grâce à la bonté des villageois. Ceux-ci se relayaient pour lui apporter des vivres, s’enquérir de sa santé, ou simplement placoter ⁽¹⁾ avec elle. Plusieurs d’entre eux lui avaient proposé de l’accueillir dans leur foyer ; elle avait décliné l’offre avec obstination. La vieille dame craignait de déranger.

Un jour, alors que Stacy Glover lui livrait ses provisions, accompagnée de sa sœur Penny, elle leur présenta Wilma.

— Une amie que j’ai perdue de vue depuis que je vis dans cette caverne, précisa-t-elle de sa voix chevrotante. Elle va rester quelques jours.

Les deux sœurs n’avaient jamais rencontré une femme aussi laide, et surtout aussi bizarre qu’effrayante. Coiffée d’un feutre pointu noir, yeux de fouine à demi ouverts, lèvres quasi inexistantes, menton en galoche, nez subulé ⁽²⁾, front bas, corps osseux. Sans parler de ses ongles sales, démesurément longs. Peu rassurées, elles ne s’attardèrent pas. Stacy et Penny eurent néanmoins le temps d’apprendre l’âge de celle que, par-devers elles, elles nommaient déjà la sorcière : quatre-vingt-dix ans.

Bien entendu, dès leur retour au village, elles ne se privèrent pas d’évoquer leur visite à Herty, de décrire son amie. Titillés par la curiosité, certains Tecklahiens ⁽³⁾ se rendirent à la grotte. Quand ils aperçurent Wilma, tous détalèrent, frappés par la frousse. Cependant, la venette ⁽⁴⁾ n’empêcha pas les rires et les moqueries.

Le lendemain, quelques audacieux – dont Keith Harper, le fiancé de Stacy – se pointèrent chez Herty, sous prétexte de lui apporter sa ration journalière. En réalité, ils souhaitaient surtout juger par eux-mêmes de la hideur ⁽⁵⁾ de Wilma. Certes, elle était rebutante, voire angoissante. Toutefois, ils ne s’enfuirent pas et, assis en rond devant la caverne, bavardèrent avec les vieilles femmes, médisant des poltrons de la veille.

— Ils ne l’emporteront pas au paradis ! promit Wilma, le ton glacial, théâtral. Ils ne savent pas de quoi je suis capable.

Les hommes perçurent une réelle menace dans l’intonation de sa voix ; un frisson d’inquiétude parcourut leur échine.

— Vous plaisantez, n’est-ce pas ? osa Keith, assis à côté d’elle.

La nonagénaire tourna vers lui un visage sévère.

— Sachez, jeune homme, que je ne plaisante jamais !

Le pris à partie déglutit à grand-peine. Sentant sa nervosité, Wilma, dans un geste qui se voulait affectif, posa sa main squelettique sur la sienne.

— Ne soyez pas inquiet, rassura-t-elle d’une voix mielleuse, il existe un moyen de ne pas en arriver là.

Keith tenta de dégager sa main ; elle l’en empêcha en exerçant une forte pression dessus.

— Voulez-vous connaître ce moyen ? interrogea-t-elle sur le même ton.

— J’allais vous prier de me l’indiquer.

Wilma se dressa alors difficilement sur ses jambes décharnées.

— Pas devant vos amis. Venez avec moi.

Elle se préparait à l’entraîner à l’intérieur de la grotte quand, d’un seul homme, les autres se levèrent.

— Nous devons retourner au village ; nos tâches nous attendent, lança Lucius Orton, le plus âgé d’entre eux.

— Je ne vous retiens pas. De toute façon, je n’ai besoin que de…

Wilma planta ses yeux de fouine sur Keith. Il comprit son attente et déclina son prénom.

— Je n’ai besoin que de Keith, signifia-t-elle.

Malgré sa légendaire hardiesse, le trentenaire n’en menait pas large. De ses prunelles noir réglisse, il supplia ses amis de ne pas partir. Ils se consultèrent du regard puis se rassirent. Soulagé, Keith accepta de suivre Wilma.

— Que veut-elle faire ? demanda Lucius à Herty.

— Rien de méchant, ne vous inquiétez pas.

À peine l’octogénaire avait-elle prononcé ces paroles que Keith sortait en courant de la grotte, comme s’il était poursuivi par des molosses hargneux.

— Sambleu, cette vieille est givrée ! Tirons-nous !

Il ne ralentit pas son allure ; ses congénères se dressèrent sur leurs sandales en cuir et s’enfuirent derrière lui. Ils détalèrent ainsi jusqu’à l’auberge du village où ils commandèrent de quoi se désaltérer.

— Que s’est-il passé ? questionna Lucius dès leur souffle retrouvé.

— Elle voulait s’adonner à la luxure avec moi ! Non mais, vous avez vu la mochardise de cette femme ! Et vous me voyez forniquer avec une vieillarde !

La tablée pouffa de rire.

— Reconnais qu’elle n’a pas choisi le plus laid d’entre nous, plaisanta Lucius.

Grand, stature harmonieusement charpentée, les traits virils, Keith Harper était le mâle le plus séduisant de Tecklah. Les hommes l’enviaient, les femmes le convoitaient. Lui n’avait d’yeux que pour Stacy. Leur mariage était prévu pour l’été prochain.

À ce moment précis, les sœurs Glover pénétrèrent dans la taverne. Blondes comme les blés, des prunelles bleues, de taille quasi identique, elles passaient facilement pour des jumelles aux yeux des personnes étrangères au village. Elles avaient néanmoins deux ans de différence ; Stacy était l’aînée.

— Alors, vous avez vu la sorcière ? interrogea cette dernière en s’attablant près de son fiancé tandis que Penny s’installait à côté de Lucius. Elle vous a fait quel effet ?

La bande échangea un regard amusé.

— Pose la question à Keith, pouffa Barry Doyle, le plus jeune.

Stacy obliqua son visage vers le concerné.

— Pourquoi dois-je te la poser ?

Keith hésitait à répondre. Bien que conscient de sa beauté, faisant souvent preuve d’autosatisfaction, révéler la proposition de la nonagénaire l’embarrassait. Il était plus facile de s’en gausser avec ses amis que de l’avouer à celle qu’il aimait. Constatant sa gêne, Lucius vint à son secours.

— La sorcière a voulu porter atteinte à sa vertu, dévoila-t-il.

L’explication estomaqua Stacy.

— Dois-je comprendre qu’elle voulait…

Elle suspendit sa phrase, à la recherche du mot à employer.

— Forniquer ! acheva Barry pour elle. La vieille voulait forniquer avec lui.

Il pouffa de nouveau de rire tandis que le visage de Stacy reflétait le saisissement.

— Elle te l’a proposé de but en blanc ?

Keith se sentit obligé de fournir les informations nécessaires.

— Cette sorcière est folle à lier ! s’emporta sa fiancée lorsqu’il eut terminé.

***

Devant la grotte, Wilma fulminait.

— Ce prétentieux va me le payer !

— Je t’en prie, adjura Herty, ne fais rien qui puisse me nuire. J’ai trouvé la paix ici, les gens sont bons avec moi.

Dix ans plus tôt, elle avait fui une vie pesante, qui faisait d’elle une femme non seulement repoussante mais abjecte. À Tecklah, libérée de sa sauvagerie, elle avait recouvré l’apparence ordinaire d’une personne âgée.

— Tu n’aurais jamais dû quitter notre groupe. Dotty est morte ; toi et moi sommes les seules hags survivantes.

— Je n’en suis plus une ; j’ai renoncé à ce statut il y a dix ans.

— Tu possèdes toujours tes pouvoirs.

— Ils sont devenus inactifs.

Ensorceler les hommes, se venger de ceux qui la dédaignaient, se complaire dans le cannibalisme… Herty s’était désaccoutumée de ces actes.

— Nous avons fait un pacte, mêlé notre sang, rétorqua vertement Wilma. Quoi que tu puisses en dire, tu seras toujours l’une des nôtres.

Dépitée de ne pas parvenir à convaincre son amie, Herty poussa un long soupir.

— Que comptes-tu faire avec Keith ? s’enquit-elle.

— Ce que je sais faire le mieux : me transformer en une splendide jeune femme.

Wilma n’eut pas besoin de poursuivre ; Herty comprit toute seule la suite : envoûter Keith, se glisser dans son lit, s’adonner ensemble à la débauche puis, friande de chair humaine, se nourrir de lui.

— Tu ne peux pas ! s’insurgea l’octogénaire en bondissant sur ses pieds comme si elle avait vingt ans.

La colère, le désir de protéger l’accueillant village et ses habitants, venaient de réactiver ses pouvoirs. Elle se jeta sur Wilma qui répliqua par un violent coup. Ses dons décuplés par la rage, Herty cogna à son tour. De rouste en rouste, chacune riposta du tac au tac, combattant jusqu’à la mort.

***

Le lendemain, un panier de provisions sur le dos, Lucius se présenta seul à la grotte ; Keith refusait d’y retourner tant que Wilma n’aurait pas fiché le camp et les autres étaient occupés aux tâches agricoles.

À l’entrée de la caverne, il découvrit les vieilles femmes étendues à même le sol. Il s’agenouilla, tâta les pouls. Nul signe de vie. Il se pencha alors sur le visage d’Herty, déposa un chaste baiser sur son front, puis recouvrit son corps avec l’édredon usagé trouvé à l’intérieur de l’antre.

La mine éplorée, Lucius redescendit à Tecklah, annonça les deux décès. Si celui de Wilma ne peina personne, celui d’Herty attrista tous les villageois. Nul ne sut qu’elle avait donné sa vie pour les sauver.

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⁽¹⁾ Synonyme de bavarder, potiner (verbe désuet)

⁽²⁾ Qui a une forme allongée et effilée

⁽³⁾ Habitant de Tecklah

⁽⁴⁾ Synonyme de peur (terme désuet)

⁽⁵⁾ Laideur repoussante

Tous droits d’auteur réservés

©Jocelyne B.

21 novembre 2023

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Source illustration pour la couverture :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Hag_(folklore)#/media/Fichier:The_Old_Witch.jpg

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Légende inspirée par la créature La hag

(Issue du folklore anglo-saxon, une hag est une créature imaginaire qui a l'apparence d'une vieille femme laide. Elle est réputée comme étant malveillante et dangereuse. Gare aux hommes qui la repoussent ! La hag est également décrite comme une sorcière cannibale.)